Interview des artistes de « Romances »

ou défense et illustration d'un flamenco universel.

Romances Interview

© Daniel Guérin
DT : Pour la création de « Romances » en 2012 c'était la première fois que la compagnie travaillait avec Juan Kruz Diaz de Garaio Esnaola. Comment est arrivée cette collaboration ?

Valeriano Paños : Ce qui nous motivait pour ce spectacle lors des premiers échanges avec Juan, c'était de trouver le point de rencontre entre un Juan Kruz expert en musique baroque de la Renaissance d'une part et le flamenco d'autre part. C'est Rafael Estévez qui a eu l'idée des romances puisque dans le répertoire flamenco nous avons celui de la Nonne, celui de Gerineldo et celui du Conde Sol. Donc là, il pouvait y avoir rencontre, communion avec Juan. C'est ce qui a permis que nous puissions avancer dans ce spectacle.

DT : Romances a été créé avec le duo Valeriano Paños Rafael Estévez mais suite à de graves ennuis de santé ce dernier a été remplacé par David Coria en 2015. Est-ce que ce nouvel interprète apporte du changement dans le spectacle ?

Valeriano Paños : C'est évident, non seulement parce que la personnalité de David est différente mais aussi parce que le spectacle évolue en permanence,. Nous ne sommes jamais dans le même état d'esprit d'un jour sur l'autre, c'est ce qui est intéressant dans cette œuvre. Une des pistes de travail que nous a donné Juan Kruz c'était de ne pas chercher à reproduire la sensation du jour où c'est sorti impeccable, sinon nous allions vivre constamment dans la frustration. Dans un schéma de spectacle aussi théâtral, aussi profond, dans lequel on retrouve le voyage, l'exil, l'amour, le résultat ne peut être que différent chaque jour en fonction de notre état émotionnel. Ce n'est pas une chorégraphie abstraite pour laquelle le bras doit être impérativement placé là ou là, ce n'est pas le type de travail que nous réalisons.

DT : David, comment as-tu vécu ce spectacle à Perpignan qui est en fait une première pour toi ? Il m'a semblé te voir très ému pendant le salut.

David Coria : Absolument, très ému. C'est un travail très intérieur, il faut pouvoir provoquer des choses en nous pour qu'elles puissent sortir. Ce ne sont pas des émotions que l'on peut manipuler. Ce n'est pas comme dans la danse dans laquelle, même si l'on cherche aussi la pureté des émotions, on se trouve davantage comme en vitrine. Ici il faut aller chercher plus profond, et donc cela vous touche dans votre intimité. Par exemple dans la scène finale je vois mourir Valeriano, et j'imagine vraiment qu'une personne est en train de mourir et que je ne peux rien faire pour empêcher cette mort. C'est le désespoir face à l' impuissance, je ne peux pas l'éviter. Ce sont des choses qui sont enfouies là et qui surgissent alors. Ça vous remue sans cesse. C'est ce qui permet de donner un peu de soi dans le spectacle.

Valeriano Paños : Dans le travail de création Juan fournit beaucoup d'informations. Au début toutes les indications, ces pistes de recherche peuvent paraître étouffantes, pour moi du moins, mais ensuite on se rend compte que tout cela se transforme en outils pour pouvoir être sur scène et défendre la création. Défendre la possibilité de rester immobile cinq ou dix minutes, le temps nécessaire, avec intégrité. Ça c'est très important et je pense que c'est un cadeau qui nous a été fait dans un moment où tous, nous avons atteint un âge, une maturité, qui nous permet de le vivre comme un enrichissement artistique et c'est merveilleux !

DT : Quelques personnes dans le public m'ont dit qu'elles attendaient plus de flamenco dit « traditionnel »

Valeriano Paños : Peut-être mais ce sont des a-priori. Les gens sont habitués à tout étiqueter, à classifier. Ça c'est du flamenco et ça non, de la danse espagnole, du classique … Ils ont besoin de cataloguer sinon ils sont inquiets. Le travail que nous faisons Rafael et moi c'est de la danse. Simplement nous pensons : danse. Ensuite c'est très relatif le fait de savoir si c'est du flamenco ou pas, traditionnel ou pas …Si la définition du flamenco c'est qu'on y improvise, eh bien pour moi dans ce spectacle il y a beaucoup d'improvisation... C'est plus un état d'esprit, pour moi le flamenco c'est plutôt une façon de ressentir les choses.

DT : Quelle peut-être la part d'improvisation dans un spectacle aussi construit que celui-là ?

Valeriano Paños : Il y a beaucoup de liberté, vraiment. Bien sûr la chorégraphie est montée, mais cette liberté se trouve dans l'interprétation, comme je disais, chaque jour est différent, ma manière de vivre les chose sera différente et à un moment donné je peux ne pas faire la même chose.

DT : Moi ce qui m'interpelle c'est le mélange des disciplines, les danseurs qui chantent, la chanteuse qui danse.

Valeriano Paños : En fait le plus important c'est le groupe, la communion qu'il y a entre nous trois, la production commune et non pas la virtuosité de chacun. Pourtant Juan ne s'est pas privé d'exploiter au maximum nos capacités individuelles, mais, en permanence, il nous met dans des situations ou le plus important c'est l'éclairage que donne le collectif. Parce que moi j'ai par exemple beaucoup de facilités dans les tours, il va m'en faire exécuter jusqu'à l'épuisement. Ou pour Sandra, s'il faut chanter la tête en bas parce que c'est absolument indispensable dans ce passage peu lui importe si son timbre de voix ne sonne pas très pur, ce qui est important c'est l'image de Sandra la tête en bas.

Sandra Carrasco : C'est ça qui me paraît impossible, que ma voix continue à sonner avec tout ce que je dois faire !

DT : C'était justement la question que je voulais te poser. Comment fais tu pour chanter en transportant un plateau de bois, des chaises ... ?

Sandra Carrasco : Parce que « plus fait celui qui veut que celui qui peut ». C'est une question de volonté, et puis quand on est immergé dans l’œuvre et qu'on est imprégnée de toutes les sensations de la situation, on le fait. Et même si j'avais dû me mettre à chanter en faisant le poirier je l'aurais sûrement fait. Notre directeur artistique est extraordinaire, je l'admire beaucoup et c'est le genre d'être humain qui te fait des propositions avec tant de sagesse, tant d'amour, de tendresse et avec tant de professionnalisme qu'au final, tu ne peux que faire ce qu'il t'a demandé. C'est très difficile, parce qu'il te place dans des situations très compliquées mais à la fin tu t'en sors, comme dans la vie, on s'en sort toujours, à la fin.

DT: Sandra depuis quelques temps tu explores des registres de chants différents. Ton album « Oceano » est sorti il y a peu.

Sandra Carrasco: Oui, pas tout à fait deux ans, en fait on a mis du temps avant de le sortir, cela faisait un an qu'on le tournait déjà, alors voilà, on continue à prendre du plaisir à le jouer. C'est un concept nouveau, avec les couleurs et l'esprit du flamenco qui est toujours là mais mes musiciens sont issus d'une formation cubaine de latin-jazz, nous sommes dans des vibrations totalement différentes. C'est pour cela que j'aime tant reprendre « Romances » parce que je me retrouve dans des états d'âme qui ne sont pas ordinaires.

DT : Est-ce que vous avez quelque chose à ajouter ?

David Coria : Oui je voulais rajouter quelque chose au sujet des préjugés et des étiquettes qui sont si nuisibles. Pour voir ce genre de spectacle il faut venir avec une certaine disposition d'esprit. Finalement ce que nous offrons sur scène ne peut pas être rangé dans une petite case. Il s’agit en fait de venir au spectacle, de le savourer et de l'évaluer. Il se peut qu'il plaise ou non, c'est selon la liberté de chacun mais s'il ne vous plaît pas que ce soit parce qu'il ne vous plaît vraiment pas, parce que ce que vous êtes en train de voir n'est pas de votre goût et non pas parce que cela ne rentre pas dans la petite case dans laquelle on suppose que le flamenco doit se trouver. Il est vrai que pour ceux qui attendent un flamenco traditionnel, ce spectacle peut être déstabilisant. Cependant nous ne devons pas perdre de vue que les outils avec lesquels nous travaillons sont ceux du flamenco. Ce que Sandra chante ce n'est pas de l'anglais...

Sandra Carrasco : Je chante trois pièces de la Renaissance et tout le reste est tiré de la « Magna Antologia del Cante »David Coria : Ce qui prime dans toutes les créations de la Compagnie, ce qui est très clair, très évident c'est que l'énergie que Rafael et Valeriano projettent dans chacune de leurs pièces, elle est, pour nous les flamencos, immédiatement identifiable. C'est l'énergie du flamenco dans le caractère, l'intention. Ils ne se déplacent pas dans des énergies contemporaines (gestes à l'appui) L'énergie qu'ils impulsent, l'ambiance, la sphère énergétique qui se crée, tout cela est facilement reconnaissable par nous autres. Les formes qui se dessinent peuvent être différentes plus alternatives mais ce que le public peut percevoir c'est cet enracinement qui caractérise les artistes qui se consacrent au flamenco.

Sandra Carrasco : Ceci dit en principe le public devrait être au moins averti par la lecture du feuillet de présentation du spectacle. Ce que nous faisons c'est de la poésie chantée. C'est inspiré par l'ambiance générale de l'Espagne de l'après guerre civile et on y trouve beaucoup de choses. La poésie que je chante, son lyrisme, est interprété par les danseurs. Il y a aussi la relation très particulière de notre trio. Nous sommes amants, celui qui est mort au début finit par nous tuer à la fin parce qu'il était mon mari et l'autre mon amant, à un moment ils me maltraitent, ensuite je les traitent comme des chevaux...

DT : Ils t'enferment dans un couvent ...

Sandra Carrasco : Oui et l'un se transforme en mariée... enfin, le contenu est très riche.

Valeriano Paños : Pour nous, pouvoir participer à cette création c'est un vrai cadeau. Pouvoir élargir notre champ artistique, c'est le paradis. Quand nous faisons un spectacle, Rafael et moi nous ne cherchons pas à plaire à une certaine catégorie de public. Je pense que ce serait se fourvoyer que de le faire. Moi cette vie je ne vais la vivre qu'une fois et j'ai l'intention de faire ce qui me plaît. Pour moi c'est clair.

David Coria : C'est surtout très gratifiant de pouvoir danser dans un espace qui ouvre un tel éventail de possibilités. Normalement cela devrait se produire tout le temps mais quand on danse « por solea » par exemple, on est dans un contexte précis, dans une énergie précise. Ici on passe du rire aux larmes, au désespoir, à la folie, (claquement de doigts) comme ça ! Cela te donne tant de champ libre pour te défouler que quand tu arrives à la fin tu as vécu des émotions très fortes. Moi j'ai commencé le spectacle enveloppé dans un linceul, et je voyais une personne qui pleurait ma mort, là tout près de moi ... C'est à dire que ça te donne tellement de marge pour extérioriser ce que tu veux que c'en est une bénédiction.

SC : C'est vrai que c'est une bénédiction mais moi, par exemple, je n'ai pas autant de marge pour faire ce que je veux, je suis au service de mon personnage et je ne peux pas m'en éloigner sinon je me perds. Au naturel je suis l'antithèse du personnage, moi dans la vie et en tant qu'artiste je suis à l'opposé de cela. Du coup je suis complètement corsetée, mais tellement heureuse, bien sûr !

Valeriano Paños : Bien sûr !
(rires)

DT :Je vous remercie d'avoir accepté cette discussion à bâtons rompus après votre performance scénique et je vous souhaite encore d'autres succès avec « Romances », en France, pourquoi pas ? Mon petit doigt m'a dit que cela pourrait se faire...

Propos recueillis, traduits et mis en forme par Dolores Triviño


Dolores Triviño, le 29/03/2015


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